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11h20

9 février 2017 - Réchauffement / Autofictions
Il reste des légumes à arracher de la terre humide en cette saison. Pas grand chose, nous ne sommes que deux, cette semaine sur le terrain de Marius et nous ne croulons pas sous le travail, mon dos me remercie. De grosses racines: rutabagas, persil racine, je les jette toutes terreuses dans la caisse en les voyant déjà coupés en frites et suant dans le beurre. Depuis le bord du champ, la vue est assez belle. Courbes et ombres, terre brune, grise, brumes, de temps en temps les phares d’un véhicule. Même avec une visibilité si courte, les implantations humaines sont partout. Villages bavant leurs quartiers résidentiels, gros éléments ruraux, éoliennes au ralenti.
Bilal vit auprès d’autres éoliennes. C’est ce qu’il dit, je n’y suis pas allé. Je ne sais pas où c’est, tant mieux. Un de ses copains a eu un accident de voiture, le copain était détendeur d’un permis N2, la police a caractérisé le délit routier, le permis N2 a été révoqué immédiatement, le copain amené au camp Frontex de Genève. Mais le garçon était blessé et juste après l’accident il a appelé Bilal qui l’a transporté et je n’arrive pas à savoir comment tout ça – aider un copain accidenté – s’est retrouvé dans la catégorie juridique de la révocation. Bilal a fui l’Irak avec ses parents, il vit en Suisse depuis ses treize ans. Il a un petit appartement à Ballaigues, un CFC, un boulot stable, un permis B., une demande de naturalisation en cours. Tout ça a été révoqué dans la foulée. On s’est bougés autour de cette histoire, on s’est cotisés pour l’avocat, ça a pris des semaines, Bilal est censé être expulsé direction Istanbul. Sa femme, sa famille, ses amis sont ici mais dès que la police mettra la main sur lui, il sera collé dans un train fermé direction le dispatch de Saint Gall. Le recours du recours du recours est en cours. Le Secrétariat d’Etat aux Migrations a répondu que, compte tenu de la situation, il était autorisé à déposer une demande d’asile, ce sera la deuxième de sa vie, pour le même pays. Bilal a connu tellement de statuts qu’il pourrait les enfiler sur un collier… L’histoire avance doucement, ça traîne depuis des mois, j’abrège tout, j’ai déjà raconté tout ça ailleurs et ce n’est pas l’objet.
A 11h20 je regarde les éoliennes et je rêve aux éoliennes que voit Bilal par sa fenêtre. Il vit je ne sais où attendant je ne sais quoi en compagnie de six à huit copains arabophones. « On vit dans la religion. Moi, je n’ai pas de colère, mais d’autres, si. » J’imagine tapis de prière et barbes courtes. Juba, Coran à reliure verte et lettres dorées, petit immeuble résidentiel pas cher et des éoliennes, dans un champ, en vue par la fenêtre, rien d’autre à regarder que les usines à vent. Pas de réseau, il m’a dit, pas d’écran, aucune connexion qui puisse laisser croire que… Juste lui, ses copains à barbe courte et l’attente sans fin et la prière, la religion sans cesse. Je sais qu’il sort, qu’il travaille quand même (dans le bâtiment ?), je sais que je fantasme. Tout ça se relie à trop de souvenirs et fait un mauvais mélange plein de mauvaises promesses.
Voilà ce à quoi je pense à chaque fois que je vois les éoliennes depuis le champ de Marius. Je fais juste mon boulot, je laisse filer l’esprit, j’assemble des idées.
Bilal n’existe pas, je l’ai inventé.
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Une réflexion sur “ 11h20 ”

zanzibar

Ici, éoliennes dans le paysage (un sujet brûlant et compliqué, par chez nous) et réfugiés dans une situation ubuesque. Pas besoin de tirer l’imagination beaucoup plus loin que ce qui existe déjà.

Après ça, je me suis heurté à différentes questions qui affaiblissent le texte – je l’ai poussé jusqu’au bout pour proposer quelque chose. La situation de base peut être crédible, mais si je l’écris à Zanzibar, MEME si je l’écris à Zanzibar, jamais je ne citerais la moindre chose susceptible de mettre quelqu’un en danger. (d’où notamment la chute, maladroite j’en conviens)
Déjà, maintenant, je ne le ferais pas. Je pense qu’en +15 on aura une surveillance renforcée, qu’aucun échange ne peut être vraiment sûr…

Ensuite, autre question: si je m’adresse à Zanzibar, quelle est la question, réelle ou fictionnelle, décidée collectivement, qui me pousse à faire pour Zanzibar un portrait du présent ?

Vous avez cinq minutes pour y penser.

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